Éducation Sans Délai s’Entretient avec Patricia Danzi, Directrice Générale de la Direction pour le Développement et la Coopération de la Suisse

12 nov. 2021 – Patricia Danzi a été nommée Directrice Générale de la Direction pour le Développement et la Coopération (DDC) en mai 2020. Pendant près de trois décennies, elle a consacré sa carrière au service des populations vulnérables du monde.

Mme Danzi a travaillé pour le Comité International de la Croix-Rouge depuis 1996, en tant que déléguée, avec des responsabilités croissantes, dans les Balkans (Bosnie, Serbie, Monténégro, Kosovo), au Pérou, en République Démocratique du Congo et en Angola. Au siège, elle avait été nommée Responsable Adjoint des Opérations pour la Corne de l’Afrique et Conseillère Politique auprès du Directeur des Opérations. Elle a été Chef des Opérations pour l’Amérique entre novembre 2008 et avril 2015 et a été Directrice Régionale pour l’Afrique de mai 2015 jusqu’à ce qu’elle prenne le poste de Directrice Générale de l’Agence SDC le 1er mai 2020.

Mme Danzi a étudié à Lincoln, dans le Nebraska, et à Zurich et est titulaire d’un master en économie agricole, géographie et sciences de l’environnement. Elle a effectué un travail de troisième cycle en études du développement à Genève et parle sept langues.

Née en Suisse, Danzi est la fille d’une enseignante d’établissement secondaire suisse allemande et d’un diplomate nigérian, et l’aînée d’une fratrie de six enfants. Pendant ses études, elle a enseigné à des enfants handicapés mentaux et a enseigné dans un township d’Afrique du Sud juste après l’élection de Nelson Mandela à la présidence. Danzi a représenté la Suisse en athlétisme aux Jeux olympiques d’été de 1996. Elle a deux fils adultes.

ÉSD : Le Centre Mondial de Genève pour l’Éducation en Situation d’Urgence a été officiellement lancé en janvier. Comment ce nouveau centre influencera-t-il nos efforts mondiaux pour atteindre les Objectifs de Développement Durable, plus particulièrement l’ODD4 ?

Patricia Danzi : Dans les situations d’urgence, les crises prolongées et les déplacements forcés, l’éducation joue un rôle clé pour les enfants affectés. Une structure et la possibilité d’apprendre les aident, eux et leurs familles, à se projeter dans un avenir meilleur et à ne pas perdre espoir.

Pourtant, l’éducation est encore trop souvent un secteur négligé dans l’action humanitaire et tend à passer entre les mailles du filet lorsque des solutions durables sont discutées ou que des interventions de développement dans des contextes de crise sont conçues.

C’est pourquoi la Suisse s’est engagée, lors du Forum Mondial des Réfugiés 2019, à promouvoir Genève en tant que Hub Mondial pour l’Éducation dans les Situations d’Urgence – un hub qui s’efforcera de mener une action collective pour rehausser le profil de l’ÉSU, tant sur le plan politique qu’opérationnel. Genève est un excellent endroit pour accueillir le Centre mondial pour l’éducation dans les situations d’urgence. La ville est la capitale humanitaire et le deuxième siège des Nations Unies. Un grand nombre de représentations d’Etats membres, des centaines d’ONG, le secteur privé, des institutions académiques et de nombreux acteurs à travers les secteurs qui sont pertinents pour l’éducation sont présents à Genève. Cela donne l’occasion idéale pour une réflexion et une action collectives.

En tant que membres fondateurs du Hub mondial de Genève pour l’ÉSU, l’engagement a été cosigné par l’organisation Éducation Sans Délai (ÉSD), le Global Education Cluster (GEC), l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le Réseau inter-agences pour l’Éducation dans les Situations d’Urgence (INEE), l’UNICEF, l’Université de Genève, l’UNESCO et le HCR. La Suisse est extrêmement heureuse que, depuis son lancement en janvier 2021, 21 nouvelles organisations aient déjà rejoint le Hub ESU et nous en accueillons beaucoup d’autres, y compris d’autres Etats membres. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons faire passer l’Eus à l’échelle, avoir un impact positif sur l’éducation des filles et des garçons touchés par la crise et faire un pas en avant vers la réalisation de l’ODD4 !

ÉSD : Depuis sa création, l’organisation Éducation Sans Délai (ÉSD) a mobilisé 827 millions de dollars US par le biais de son fonds fiduciaire et plus d’un milliard de dollars US de financements alignés par le biais de ses programmes pluriannuels de résilience (PPR). La Suisse a été un partenaire clé dans la réalisation de nos objectifs et dans l’aide apportée aux millions d’enfants et d’adolescents laissés pour compte par les conflits, le COVID-19 et la crise climatique. Mais un énorme déficit de financement d’un milliard de dollars US subsiste. Comment pouvons-nous combler ce manque et aligner les financements du secteur public, du secteur privé et les modalités de financement mixte pour atteindre nos objectifs ?

Patricia Danzi : Tout d’abord, il faut une prise de conscience ! Le monde doit mieux comprendre que si l’éducation n’est pas traitée en temps utile et de manière appropriée, le capital humain est perdu – parfois pour des générations. Investir dans l’éducation est donc essentiel.

Deuxièmement, fournir des fonds pour l’ÉSU est une responsabilité collective. Cela devrait être à la fois un acte de solidarité et un véritable intérêt pour les donateurs bilatéraux et multilatéraux, pour le secteur privé et pour les pays touchés par la crise eux-mêmes. En outre, nous devrions tous devenir meilleurs en nous engageant davantage dans des actions de prévention et de préparation pour rendre les systèmes éducatifs nationaux plus résistants aux crises. Cela exige des approches prospectives de la part des acteurs du développement et une meilleure collaboration entre les différentes parties prenantes.

Troisièmement, nous devons devenir plus créatifs et plus flexibles pour trouver de nouvelles méthodes de travail et de financement. Les modèles de subventions des donateurs publics ont leurs limites, tout comme l’APD. Il sera important d’impliquer plus activement le secteur privé – et de lui demander des comptes. La DDC pilote, par exemple, une nouvelle façon de générer des fonds et un impact pour l’éducation par le biais d’un projet récemment lancé intitulé “Impact Linked Financing for Education”, où les fonds publics et privés sont mis en commun.

ÉSD : La localisation est un élément clé du mouvement mondial d’ÉSD visant à offrir aux enfants et adolescents touchés par la crise la sécurité, l’espoir et l’opportunité d’une éducation de qualité. Comment pouvons-nous accélérer les efforts pour atteindre les objectifs de l’Accord de Grande Négociation à travers les programmes financés par ÉSD?

Patricia Danzi : Nous félicitons ÉSD pour les efforts qu’elle déploie à cet égard. La Suisse a approuvé la Grande Négociation. Le renforcement des capacités locales – qu’il s’agisse des ministères de l’éducation, des autorités éducatives décentralisées, des communautés locales ou des acteurs nationaux de la société civile et des ONG – est une préoccupation importante pour l’engagement de la Suisse dans l’éducation, comme dans d’autres secteurs. Seule l’appropriation locale peut apporter un changement durable. De plus, dans de nombreux contextes d’urgence, les premiers intervenants sont les parents, les enseignants, les organisations de la société civile locale ou les autorités éducatives avant que la communauté internationale n’arrive et – malheureusement – écrase souvent ce qui existe déjà au lieu de s’appuyer dessus et de le renforcer.

Chaque intervention d’ESU menée par un acteur international devrait avoir une contrepartie locale. Le renforcement des capacités doit être un élément constitutif de tout partenariat. Il est essentiel de céder la propriété, de s’engager de manière plus souple et plus prévisible.

ÉSD : Vous avez représenté la Suisse dans l’heptathlon féminin lors des Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996. Quel exploit remarquable ! Comment le sport peut-il être bénéfique aux filles prises dans des situations d’urgence et de crises prolongées et comment pouvons-nous donner à la future génération de femmes puissantes en matière de défense, d’athlètes, de médecins, d’ingénieurs et de leaders ?

Patricia Danzi : Le sport peut apporter aux garçons et aux filles beaucoup de confiance en eux. Il peut aider à canaliser la colère et la frustration et accroître la résilience. Il prépare bien à être humble en cas de victoire et résilient en cas de défaite. Ce sont d’excellentes leçons pour la vie. De manière générale, nous pouvons tous servir de mentor aux jeunes, en apprenant d’eux et avec eux plutôt qu’en leur faisant la morale.

ÉSD : Avant d’être nommée Directrice de la Direction du Développement et de la Coopération (DDC), vous avez travaillé pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Comment l’éducation peut-elle contribuer à prévenir et à limiter la souffrance humaine et à contenir les effets néfastes des conflits armés sur la vie et la dignité des personnes ?

Patricia Danzi : Si l’éducation n’est pas disponible, les opportunités font défaut. Les guerres durent souvent des décennies et parfois des générations n’ont pas vu l’intérieur d’une salle de classe. Pendant la guerre, il est important que les parties au conflit respectent le droit international humanitaire. Les combattants non éduqués n’ont pas cette connaissance.

Lorsque des personnes sont contraintes de fuir les combats, les familles choisissent souvent l’endroit où elles se déplacent en fonction de l’éducation disponible pour leurs enfants. L’éducation aide les enfants à avoir une vie structurée et à oublier la situation désastreuse à laquelle ils sont confrontés. Ils peuvent redevenir des enfants. Lorsqu’elle est équipée en conséquence, l’école peut également les aider à surmonter les traumatismes et à entamer le processus de guérison.

ÉSD : Vous menez une vie intéressante ! En tant que fille d’une enseignante suisse-allemande et d’un diplomate nigérian – et en tant que modèle pour les femmes et les filles du monde entier – nous pensons que les lecteurs sont des leaders. Pouvez-vous partager avec nous deux livres qui vous ont influencée positivement et que vous recommanderiez à d’autres ?

Patricia Danzi : Deux livres qui m’ont influencée et que je recommande sont ‘’A Long Walk to Freedom’’ et ‘’Half of a Yellow Sun’’. Ce que je pense des deux :

    – ‘’A Long Walk to Freedom’’ (Une longue marche vers la liberté) de Nelson Mandela : Cinglant, à lire absolument pour toute personne qui aspire à diriger. Une leçon sur la façon de surmonter ses préjugés, ses jugements et de diriger de manière désintéressée, en tirant des leçons de la vie et en montrant un véritable intérêt pour les gens.

    – ‘’Half of a Yellow Sun’’ (La moitié d’un soleil jaune) de Chimamanda Ngozi Adichie : la description des différents aspects de la guerre civile du Biafra – l’auteur n’était même pas née à l’époque – permet au lecteur de se glisser dans la peau des personnages, de porter un regard différent sur les effets de la guerre sur les gens, sur la façon dont elle affecte leur vie et sur la façon dont elle leur fait faire des choses dont ils ne se seraient jamais crus capables (bonnes et mauvaises). Il apporte un éclairage différent et nuancé sur les “victimes” et les “bourreaux”. Mon grand-père a été tué pendant cette guerre et le livre fait donc revivre de nombreux témoignages de mes proches.