L’agriculture familiale mène une bataille difficile en Argentine

BUENOS AIRES, le 21 janvier 2019 (IPS) – «Notre philosophie repose sur deux principes: la tolérance zéro des pesticides ou des substances nocives», déclare Leandro Ladrú, qui place les tomates et les carottes dans le sac écologique d’un client, sur un grand marché de la capitale argentine, situé entre des entrepôts et de vieux wagons de chemin de fer rouillés.

Leandro et Malena Vecellio forment un jeune couple qui se rend tous les samedis au Galpón de la Mutual Sentimiento, un bâtiment en bois coiffé d’un toit en tôle utilisé par les agriculteurs et les organisations sociales pour la vente de produits dans «l’économie sociale», situé au quartier Chacarita, sur le terrain de l’une des principales gares ferroviaires de Buenos Aires.

À Galpón, les agriculteurs familiaux vendent leurs produits biologiques sans pesticides quatre fois par semaine, une partie de leurs ventes étant déduite pour payer le loyer.

“Nous cueillons tout à la main. Cela demande beaucoup de travail et de patience. Une plante de brocolis contenant des produits agrochimiques est prête à moissonner en un mois, mais la nôtre prend plusieurs mois pour pousser. Mais nous savons que cela en vaut la peine.” – Enrique García

Dans un pays qui, au cours des 20 dernières années, s’est presque entièrement consacré à un modèle de production agricole basé sur des cultures transgéniques destinées à l’exportation, avec un recours massif aux produits agrochimiques, le projet de ce couple, baptisé Semillero de Estrellas (Pépinière des Stars), est un acte de résistance.

Les produits transgéniques, qui ont commencé à être plantés dans cette centrale agricole en 1996, couvrent environ 25 millions d’hectares dans le pays, soit les trois quarts de la superficie totale consacrée aux cultures.

Aujourd’hui, près de 100% des principales cultures – le soja et le maïs – sont génétiquement modifiées et la majeure partie du coton est également transgénique.

Le modèle d’agriculture industrielle s’impose de plus en plus et, fin 2018, le gouvernement a approuvé la commercialisation d’un nouveau produit alimentaire génétiquement modifié, entièrement développé en Argentine: la première pomme de terre transgénique résistante au virus PVY.

En Argentine, l’agriculture transgénique est associée à un niveau élevé d’utilisation de produits agrochimiques. En fait, l’utilisation d’herbicides, d’insecticides et d’engrais a augmenté de 850% entre 2003 et 2012, dernière année de publication des statistiques.

«Dans la région où nous vivons, la plupart des petits agriculteurs se promènent avec un sac à dos dans lequel ils transportent les produits agrochimiques qu’ils pulvérisent sur les légumes. Nous faisons autre chose: nous laissons les plantes pousser à leur propre rythme », a déclaré Vecellio à IPS.

Le faible niveau de durabilité de l’agriculture argentine est reflété dans l’Indice de durabilité des aliments, établi par la fondation italienne Barilla Centre for Food & Nutrition et la Cellule du renseignement du magazine britannique The Economist.

Le classement classe 67 pays en fonction de la moyenne obtenue dans trois catégories: pertes et gaspillages d’aliments et d’eau, agriculture durable et défis nutritionnels.

Malena Vecellio et Leandro Ladrú, derrière leur stand de légumes bios à la gare ferroviaire Chacarita à Buenos Aires, où ils arrivent tous les samedis de Florencio Varela, l’un des quartiers les plus pauvres à la périphérie de la capitale argentine, avec des produits frais qu’eux-mêmes et leurs voisins ont cultivés. Crédit: Daniel Gutman/IPS

L’Argentine occupe le 13e rang du classement (devant les trois autres pays d’Amérique latine, à savoir le Brésil, la Colombie et le Mexique), mais sa note est très faible en ce qui concerne l’agriculture durable et les problèmes nutritionnels. Les mauvaises performances dans ces deux domaines sont compensées par de bonnes notes en gaspillage d’aliments et d’eau.

Des initiatives telles que Semillero de Estrellas tentent de compenser ces deux déficits. Ils exploitent un demi-hectare de terres à Florencio Varela, une municipalité située à 30 kilomètres au sud de la capitale, l’une des plus pauvres du Grand Buenos Aires.

Il y a environ quatre ans, Ladrú et Veceillo ont commencé à vendre leurs produits bios au Galpón de la Mutual Sentimiento.

D’abord, ils ont voyagé en train avec leurs sacs à dos chargés de fruits et de légumes, et maintenant ils voyagent dans leur propre véhicule, transportant également des légumes bios sans pesticides produits par les voisins.

Les produits agrochimiques sont généralement associés à des cultures transgéniques – dont la plupart ont été conçues pour tolérer le glyphosate et d’autres herbicides – mais ils sont également utilisés dans la production de fruits et légumes par les agriculteurs familiaux de l’agglomération de Buenos Aires.

Dans ce pays d’Amérique du Sud de 44 millions d’habitants, où le secteur agroalimentaire a connu une croissance exponentielle au cours des dernières décennies, l’agriculture représente 20% du PIB, contributions directes et indirectes incluses.

En outre, au premier semestre de 2018, les exportations de soja et de maïs à elles seules ont apporté 9,7 milliards de dollars, soit 32% du total, selon les chiffres officiels.

Les défis de l’agriculture familiale

Mais les agriculteurs familiaux tiennent bon et jouent un rôle décisif dans l’alimentation locale. Et ils sont le pilier d’une agriculture plus durable et d’une consommation alimentaire plus responsable.

Selon les données du recensement de l’agriculture de 2002, 250 000 exploitations familiales produisent 40% des légumes consommés dans le pays et emploient cinq millions de personnes, soit environ 11% de la population du pays.

Enrique García cultive des légumes de manière écologique sur un terrain de quatre hectares près de Buenos Aires et vend ses produits sur un marché de l’économie sociale partagé par diverses coopératives sociales de la capitale argentine. Crédit: Daniel Gutman/IPS

Un des points critiques est la vente de produits sur le marché. Ladrú explique que les petites exploitations sont souvent exploitées par des métayers.

«Les métayers travaillent des terres qui ne leur appartiennent pas. Ensuite, ils donnent leur récolte au propriétaire, qui l’emporte au marché central et leur donne la moitié de ce qu’il gagne », a déclaré Ladrú à IPS.

“Le problème est que lorsque le propriétaire ne peut pas vendre les légumes, il finit par les utiliser pour nourrir les porcs et le fermier ne reçoit pas d’argent”, a-t-il ajouté.

L’accès à la terre et au crédit est un obstacle majeur pour les petits agriculteurs, en dépit de l’adoption en décembre 2014 de la loi 27.118 sur le rétablissement historique de l’agriculture familiale pour la construction d’une nouvelle ruralité en Argentine, déclarant le secteur d’intérêt public.

Cette loi a créé une banque foncière constituée de patrimoines publics à attribuer aux paysans et aux familles autochtones, qui n’a jamais été mise en œuvre.

La négligence de l’État relève de l’idéologie qui prévaut au sein du gouvernement du président de centre-droit Mauricio Macri, comme l’avait noté en septembre la turque Hilal Elver, rapporteure spéciale de l’ONU sur le droit à l’alimentation, lors d’une visite en Argentine.

«Au cours d’entretiens avec des fonctionnaires du ministère de l’Agro-industrie, j’ai constaté une tendance au soutien au modèle agricole industriel, le secteur de l’agriculture familiale étant confronté à de lourdes coupes en appui, en personnel et en budget, avec notamment le licenciement de près de 500 travailleurs et experts, a-t-elle écrit dans son rapport.

Elver a exhorté le gouvernement à promouvoir un équilibre entre l’agriculture industrielle et familiale. «Atteindre cet équilibre est le seul moyen de parvenir à une solution durable et juste pour le peuple argentin», a-t-elle déclaré.

Les agriculteurs familiaux, dans ce contexte, cherchent des moyens de subsister. Dans un ancien marché municipal avec toiture en tôle, au quartier Palermo, diverses coopératives apparues après la grave crise de 2001 à 2002 en Argentine vendent leurs produits sur le marché de solidarité de Bonpland.

«Notre principe de base est que nous sommes des consommateurs de nos propres produits. Il n’y a pas de travail forcé, pas de revente, et tout est agro-écologique », a déclaré à IPS, Mario Brizuela, de la coopérative La Asamblearia, qui regroupe quelque 150 familles qui produisent tout, des légumes aux miels, en passant par les conserves.

Une autre parmi les personnes qui vendent des produits dans le marché c’est Enrique García, qui arrive au quartier Palermo avec son camion chargé de légumes provenant du parc Pereyra Iraola. Il s’agit d’une zone d’une grande biodiversité couvrant plus de 10 000 hectares, à environ 40 kilomètres au sud de Buenos Aires.

«Nous partageons environ quatre hectares avec mon frère, et nous tous qui travaillons dans les champs sont des parents», a-t-il déclaré à IPS en montrant une tige d’oignon vert plusieurs fois plus grosse que celle que l’on trouve habituellement dans les épiceries de Buenos Aires.

Garcia a ajouté: «Nous sélectionnons tout à la main. C’est beaucoup de travail et demande de la patience. Un plant de brocoli avec des produits agrochimiques est prêt dans un mois, le nôtre prend plusieurs mois. Mais nous savons que cela en vaut la peine. ”