La pandémie du COVID-19 et la réinvention de l’esprit de coopération solidaire

Manssour Bin Mussallam, Secrétaire Général entrant de l’Organisation de Coopération Éducative (OCE)

GENÈVE, 30 avril 2020 (IPS) – Un adversaire invisible a lancé le monde, aussi bien au Nord comme au Sud, dans le désarroi. Les conséquences psychosociales et économiques de la crise engendrée par le COVID-19 persisteront bien après sa disparition. Il n’y aura sans doute pas de retour antiviral au statu quo du pré-coronavirus, et nous ne pouvons nous permettre d’attendre passivement une transformation virale de nos sociétés. L’avenir n’est pas écrit d’avance. Il dépendra de notre disposition collective à le façonner, ou à lui permettre de nous façonner.

Manssour Bin Mussallam

Bien que l’on ait soutenu qu’il aurait été impossible de prévoir qu’en 2020, plus d’un milliard et demi d’étudiants seraient forcés de rester confinés à domicile à cause d’un virus, les experts à travers le monde ont noté à maintes reprises qu’une telle crise était bel et bien envisageable. Le système économique dominant, myope, en dents de scie et excessivement dirigé vers les profits à court terme, n’a laissé aucune marge aux sociétés pour traiter des urgences sociales. En ce moment même, les analystes et acteurs internationaux qui, au nom du rendement économique, ont sapé nos biens publics communs au fil des ans, sont les mêmes qui nous promettent aujourd’hui de nouvelles solutions mondiales. Nos défis mondiaux ne nécessitent pourtant pas de remèdes mondiaux, mais plutôt une vision concertée étayée, d’une part, par des politiques contextuelles, et reposant, d’autre part, sur un mécanisme, international et solidaire, de coopération et de coordination.

La pandémie du COVID-19 a dévoilé, voire même exacerbé, les clivages socio-économiques entre et au sein des sociétés. Elle n’en est pourtant pas la cause. Maintenir le fait que les prescriptions politiques du « laissez-faire » mises en place par nos institutions internationales aient enflammé cette crise, constituerait, en effet, une meilleure plaidoirie. A l’heure où nous déclarons une guerre absolue pour contenir le virus et en atténuer les conséquences, nous devons être déterminés à apprendre les leçons qui nous sont données par cette crise, si nous voulons reconstruire, et non seulement reproduire, nos systèmes internationaux et nationaux.

Avec des systèmes de santé à court de personnel et de financement, 154 millions de personnes sans domicile fixe et dans l’impossibilité de se confiner, des professionnels de gains précaires dont le confinement protège la vie mais menace les moyens de subsistance, et 1,5 milliards d’étudiants à travers le monde en dehors des salles de classe et dont l’accès aux plateformes d’enseignement en ligne est inégal, les injustices accablant nos sociétés sont plus qu’un simple souci moral : il s’agit des véritable menaces à notre avenir commun. Plusieurs initiatives ont d’ores et déjà été lancées en vue d’atténuer les conséquences de cette crise : réembauche de professionnels de santé retraités, procuration d’espaces sûrs pour l’auto-confinement, suspension de l’exécution des procédures de forclusion et d’expulsion, et prise d’engagements de la part des géants de la technologie vis-à-vis de la mise à disposition des logiciels et de matériels sans but lucratif. De telles mesures, entre autres, sont nécessaires, mais restent insuffisantes. En vue de triompher, une fois pour toutes, contre toute crise telle que la pandémie actuelle, notre détermination à éliminer ces injustices dévoilées se doit d’être inébranlable.

Nous avons, par conséquent, le devoir de protéger le droit aux soins de santé de qualité, universels et gratuits, de consacrer le logement digne et abordable comme un droit inaliénable, de garantir la sécurité matérielle et immatérielle des peuples, protéger le droit aux vacances payées et congés de maladie rémunérés, et combler la fracture techno-numérique. Cela implique une mobilisation sans précédent de ressources intellectuelles, humaines, techniques et financières et que nos initiatives passent du rabâchage de concepts éventés à la construction d’alternatives authentiques et efficaces. Les soins de santé universels et gratuits ainsi que le logement digne et abordable ne seront pas réalisés tant que nous les mercantilisons, au lieu d’y investir en tant que biens publics communs qui doivent être protégés. La sécurité matérielle et immatérielle, les salaires décents, et les codes du travail ayant le souci du social ne seront pas réalisés sans un système international qui consacre la dignité humaine et qui contribue à la mise en place de politiques sociales progressistes, humanistes et holistiques. La fracture techno-numérique ne sera pas comblée en se fiant à des technologies importées et coûteuses, souvent inadaptées aux contextes nationaux et locaux, ou en engendrant une dépendance nationale technique sur les entreprises multinationales privées lorsqu’on fait don de ces technologies. Il nous faut développer des technologies locales et indigènes plus rentables, durables et contextuellement pertinentes, qui mettent en valeur le potentiel créatif des communautés et stimulent les économies nationales.

Dans un monde où le revenu total de 6,9 milliards de personnes constitue moins que la moitié des richesses amassées par les 1% d’individus les plus riches, et à l’heure où la capitalisation boursières d’une seule entreprise, telle que « Apple Inc. », dépasse la valeur du PIB d’économies entières – y compris celles de certains pays du Nord tels que les Pays-Bas, la Suisse, la Belgique et la Suède –, la viabilité de telles mesures ne semble pas plus improbable que la durabilité de la situation actuelle ne semble absurde. Cela exige, cependant, des plateformes internationales de coopération solidaire agissant comme instruments et catalyseurs d’un développement durable, prospère et équitable, inclusif des perspectives, priorités et besoins de la majorité de la population mondiale.

Si le multilatéralisme ad-hoc et le manque de solidarité mondiale continuent à régir le système international, qui semble plus préoccupé à garantir sa propre survie qu’à exaucer nos aspirations collectives, la pandémie du COVID-19 ne sera qu’un aperçu des crises à venir. Il est notamment peu probable que ceux-là mêmes qui ont favorisé, sur le plan institutionnel, un tel système international, puissent le repenser, et cela indépendamment de leurs intentions. Les modèles de développement émanant du Nord ayant échoué, il est grand temps de remettre en question les présomptions imprégnant nos institutions internationales, et de construire, à partir du Sud, une troisième voie de développement, équitable et inclusive.

C’est dans cette optique que des pays venant de l’Afrique, du Monde Arabe, de l’Asie, de l’Amérique Latine et des Îles du Pacifique, ainsi que des organisations internationales de la société civile, ont créé l’Organisation de Coopération Éducative (OCE) en vue de « contribuer à une transformation sociale équitable, juste et prospère des sociétés en favorisant une éducation équilibrée et inclusive, pour réaliser les droits fondamentaux à la liberté, la justice, la dignité, la soutenabilité, la cohésion sociale et la sécurité matérielle et immatérielle pour les peuples du monde ». Ainsi, l’OCE n’est-elle pas une organisation internationale pour l’éducation, mais plutôt une organisation internationale pour le développement par l’éducation, puisque le vrai développement ne peut être cloisonné et que le potentiel transformateur de l’éducation ne se confirme que lorsqu’elle est elle-même transformée.

Ce nouveau cadre proactif de coopération multilatérale que nous travaillons à instituer place les préoccupations et les aspirations des pays et des peuples au cœur des politiques internationales et à l’avant-garde des efforts pour le développement, respectant et s’adaptant, ainsi, aux priorités nationales, aux attentes locales et aux contextes socio-culturels. La pandémie du COVID-19 est à la fois une tragédie et une épreuve en gestion de crise pour le monde. C’est aussi un rappel de la nécessité de renouveler et de réinventer l’esprit réel de la solidarité internationale et du multilatéralisme au XXIème siècle. Le moment est propice pour l’avènement de mécanismes innovateurs et de nouvelles plateformes internationales, non seulement conçus pour maintenir la paix, mais surtout pour réaliser la justice dont la paix est le fruit.

Pourvus d’un sens du devoir, d’un élan de solidarité et d’une détermination intransigeante, nous avons dorénavant la responsabilité historique de tenir compte de l’avertissement que constitue cette crise et de nous donner les moyens de forger, collectivement, l’avenir auquel nous aspirons et que nous méritons.