L’agroalimentaire est le problème, pas la solution

KUALA LUMPUR, Malaisie, le 19 février 2019 (IPS) – Depuis deux siècles, trop de discussions sur la faim et la rareté des ressources ont été hantées par le fantôme du pasteur Thomas Malthus. Malthus avait averti que la croissance démographique épuiserait les ressources, notamment celles nécessaires à la production alimentaire. La croissance démographique exponentielle dépasserait la production alimentaire.

Jomo Kwame Sundaram

L’humanité est maintenant confrontée à un défi majeur, car le réchauffement climatique devrait freiner la production de suffisamment de nourriture alors que la population mondiale atteindra 9,7 milliards d’habitants d’ici 2050. Le nouveau livre de Timothy Wise [Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food. New Press, New York, 2019 (S’alimenter demain: l’Agroalimentaire, les Exploitations Familiales et la Bataille pour l’Avenir des Aliments. New Press, New York, 2019)] affirme que la plupart des solutions proposées actuellement par les personnalités gouvernementales, philanthropiques et privées sont trompeuses.

Le fantôme de Malthus revient
La crise des prix des produits alimentaires du début de 2008 a souvent été associée à tort à la crise financière mondiale de 2008-2009. On estime que le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde a dépassé le milliard, entretenant une résurgence du néo-malthusianisme.

Les défenseurs de l’agroalimentaire ont nourri de telles craintes, insistant sur le fait que la production alimentaire devait doubler d’ici 2050, et que l’agriculture industrielle à haut rendement, sous les auspices de l’agroalimentaire, était la seule solution. En fait, le monde est principalement nourri par des centaines de millions de petites exploitations, souvent appelées agriculteurs familiaux, qui produisent plus des deux tiers de la nourriture des pays en voie de développement.

Contrairement aux idées reçues, ni la pénurie alimentaire ni un accès physique insuffisant ne sont les principales causes de l’insécurité alimentaire et de la faim. Au lieu de cela, Reuters a observé une «surabondance globale de céréales», avec une accumulation de stocks excédentaires de céréales.

Entretemps, la médiocrité des installations de production, de transformation et de stockage entraîne des pertes d’aliments représentant en moyenne environ un tiers de la production des pays en voie de développement. On pense qu’une part similaire est perdue dans les pays riches en raison des comportements gaspilleurs concernant le stockage, la commercialisation et la consommation des aliments.

Néanmoins, malgré l’abondance des céréales, le rapport 2018 sur l’état de l’insécurité alimentaire – établi par les agences des Nations Unies pour l’alimentation dirigées par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – a fait état d’une recrudescence de la faim chronique et grave ou de la sous-alimentation impliquant plus de 800 millions de personnes.

Les dirigeants politiques, philanthropiques et industriels ont promis d’aider les pays africains et autres pays en difficulté à produire plus de nourriture en proposant d’améliorer les pratiques agricoles. De nouvelles semences et d’autres technologies moderniseraient ceux des pays accusant un retard.

Mais produire plus de nourriture, en soi, ne permet pas à ceux qui ont faim de manger. Ainsi, l’agroalimentaire et ses promoteurs philanthropiques sont souvent le problème et non la solution pour nourrir le monde.

Eating Tomorrow répond à des questions apparentées telles que: Pourquoi la croissance de la production alimentaire mondiale ne nourrit-elle pas les affamés? Comment pouvons-nous «nourrir le monde» des démographies galopantes et de la pression insoutenable sur la terre, l’eau et les autres ressources naturelles dont les agriculteurs ont besoin pour produire de la nourriture?

Les agriculteurs familiaux manquent de pouvoir
S’appuyant sur cinq années de travail de terrain approfondi en Afrique australe, au Mexique, en Inde et dans le Midwest américain, Wise conclut que le problème est essentiellement un problème de pouvoir. Il montre comment des intérêts commerciaux puissants influencent les politiques alimentaires et agricoles gouvernementales pour favoriser les grandes exploitations.

Cela se fait généralement au préjudice des agriculteurs «familiaux», qui produisent la plupart des aliments dans le monde, mais entraîne également l’exposition des consommateurs et autres personnes au danger, par exemple en raison de l’utilisation de produits agrochimiques. Ses nombreux exemples détaillent et expliquent non seulement les nombreux problèmes auxquels sont confrontés les petits agriculteurs, mais également leurs réponses généralement constructives malgré le manque de soutien, sinon pire, de la plupart des gouvernements:

    • Au Mexique, la libéralisation des échanges suite à l’accord de 1993 sur la zone de libre-échange nord-américaine (ALENA) a submergé le pays de maïs et de viande de porc américains subventionnés et bon marché, ce qui a accéléré l’exode rural. Apparemment, cela a été activement encouragé par les producteurs de porc transnationaux employant des travailleurs mexicains «sans-papiers» et non syndiqués disposés à accepter les bas salaires et les mauvaises conditions de travail.

    • Au Malawi, d’importantes subventions gouvernementales ont incité les agriculteurs à acheter des engrais commerciaux et des semences à des entreprises agroalimentaires américaines telles que Monsanto, détenue par Bayer, mais sans grand effet, leur productivité et leur sécurité alimentaire ayant stagné voire même détérioré. Entretemps, Monsanto a repris la société semencière gouvernementale, privilégiant ses propres semences brevetées aux dépens de variétés locales productives, tandis qu’un ancien haut responsable de Monsanto était co-auteur de la politique semencière nationale qui menace de criminaliser les agriculteurs qui économisent, échangent et vendent des semences!

    • En Zambie, l’utilisation accrue de semences et d’engrais issus de l’industrie agroalimentaire a triplé la production de maïs sans réduire les taux très élevés de pauvreté et de malnutrition du pays. Dans le même temps, alors que le gouvernement fournit des «blocs de ferme» de 250 000 acres à des investisseurs étrangers, les agriculteurs familiaux luttent pour obtenir un titre de propriété sur des terres agricoles.

    • Au Mozambique également, le gouvernement cède de vastes étendues de terres agricoles aux investisseurs étrangers. Pendant ce temps, les coopératives dirigées par des femmes gèrent avec succès leurs propres banques de semences de maïs indigènes.

    • Entretemps, l’Iowa encourage de vastes monocultures de maïs et de soja destinées à l’alimentation des porcs et la production du bioéthanol plutôt que de «nourrir le monde».

    • Une grande coopérative d’agriculteurs mexicains a lancé une ‘révolution agro-écologique’, alors que l’ancien gouvernement tentait de légaliser le maïs controversé de Monsanto, génétiquement modifié. Les agriculteurs ont jusqu’à présent mis fin au plan Monsanto, arguant que le maïs GM menaçait la riche diversité de variétés indigènes mexicaines.

Une grande partie de la recherche pour le livre a été effectuée en 2014-15, quand Obama était président des États-Unis, bien que le récit commence par les développements et les politiques qui ont suivi la crise des prix des produits alimentaires de 2008, au cours de la dernière année de Bush à la Maison Blanche. Le livre raconte l’influence des grandes entreprises américaines sur les politiques permettant une expansion transnationale plus agressive.

Cependant, Wise reste optimiste, soulignant que le monde peut nourrir les affamés, dont beaucoup sont des agriculteurs familiaux. Malgré les défis auxquels ils sont confrontés, de nombreux agriculteurs familiaux trouvent des moyens novateurs et efficaces pour produire plus et mieux des aliments. Il œuvre pour le soutien des efforts des agriculteurs pour améliorer leur sol, leur production et leur bien-être.

Manger mieux
Les agriculteurs affamés nourrissent leurs sols vitaux en utilisant des pratiques plus écologiques pour planter une diversité de cultures locales, au lieu d’utiliser des produits chimiques coûteux pour les monocultures destinées à l’exportation. Selon Wise, ils produisent de plus en plus de nourriture de meilleure qualité et sont capables de nourrir ceux qui ont faim.

Malheureusement, la plupart des gouvernements nationaux et des institutions internationales continuent de privilégier une agriculture industrielle à grande échelle et à fort apport d’intrants, en négligeant les solutions plus durables proposées par les agriculteurs familiaux et la nécessité d’améliorer le bien-être des agriculteurs pauvres.

Il ne fait aucun doute que de nombreuses nouvelles techniques agricoles offrent la perspective d’améliorer le bien-être des agriculteurs, non seulement en augmentant la productivité et la production, mais également en limitant les coûts, en utilisant plus efficacement les ressources rares et en réduisant les travaux fastidieux.

Mais le monde doit reconnaître que l’agriculture ne sera peut-être plus viable pour nombre de personnes confrontées à des contraintes en matière de terres, d’eau et d’autres ressources, à moins de pouvoir accéder plus facilement à ces ressources. Parallèlement, la malnutrition de divers types touche plus de deux milliards de personnes dans le monde et l’agriculture industrielle est responsable d’environ 30% des émissions de gaz à effet de serre.

À l’avenir, il sera important de garantir des denrées alimentaires abordables, saines et nutritives pour tous, en tenant compte non seulement de la salubrité des aliments et de l’eau, mais également des diverses menaces de pollution. Un défi connexe consistera à améliorer, à un coût abordable, la diversité des régimes alimentaires pour remédier aux carences en micronutriments et aux maladies non transmissibles liées à l’alimentation.

Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, était sous-secrétaire général des Nations Unies pour le développement économique et a reçu le prix Wassily Leontief pour l’avancement des frontières de la pensée économique.