SENEGAL: L’affaire Karim Wade révèle «une crise de la gouvernance»

DAKAR, 26 avr (IPS) – Karim Wade, fils de l’ex-président sénégalais, est inculpé d’enrichissement illicite et emprisonné depuis le 17 avril à Dakar, dans le cadre d’une série d’enquêtes judiciaires sur la gestion du pays, de 2000 à 2012.

Quelques centaines de membres et supporteurs de son parti, le Parti démocratique sénégalais (PDS) ont manifesté bruyamment, le 23 avril à Dakar, pour exiger sa libération, estimant que Karim Wade est un «prisonnier politique» et que le pouvoir actuel pratique la «chasse aux sorcières». La Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), resté inerte depuis sa création en 1981, a été activée par Macky Sall, le vainqueur d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de 2012. Le 15 mars 2013, le procureur spécial de la CREI, Alioune Ndao, a mis Karim Wade en demeure de justifier, dans un délai d’un mois, l’origine de sa fortune évaluée par la cour à 694 milliards de francs CFA (environ 1,38 milliard de dollars). Un mois plus tard, le 16 avril, le procureur Ndao a estimé qu’il n'était pas satisfait des justificatifs que Karim Wade et ses avocats ont apportés. Il l’a fait arrêter et incarcérer, en même temps que sept de ses proches inculpés de «complicité d’enrichissement illicite». Karim Wade, 44 ans, était conseiller spécial de son père président qui l’avait ensuite nommé ministre d’Etat, chargé de la Coopération internationale, des Transports, des Infrastructures et de l’Energie. Il contrôlait, en 2010 par exemple, au moins 10 pour cent du budget de l’Etat réparti entre plusieurs ministères. Auparavant, il avait géré, pendant quatre ans, une agence publique chargée des préparatifs du 11ème sommet de l’Organisation de la coopération islamique, en mars 2008 dans la capitale sénégalaise. L’agence avait reçu des pays arabes des centaines de milliards de FCFA pour les infrastructures de la conférence. «Les justificatifs sont plus que suffisants… Pendant un an, les enquêteurs ont fait des recherches infructueuses sur Karim Wade», affirme à IPS, Demba Ciré Bathily, l’un de ses avocats. «Ils lui attribuent un patrimoine qui ne lui appartient pas, dont un terrain d’une valeur de 1,4 milliard de FCFA (2,8 millions dollars) immatriculé au nom de l’Etat…», ajoute-t-il.

L’arrestation de Karim Wade est «un exemple-type d'instrumentalisation de la justice… Il ne peut être jugé que par la Haute cour de justice, seule juridiction compétente pour juger les ministres pour des faits commis dans l'exercice de leurs fonctions», a déclaré à IPS, un autre de ses avocats, El-Hadji Amadou Sall, l’un des responsables du PDS, aujourd’hui dans l’opposition.

Fanta Diallo, une sociologue basée à Dakar, a une opinion différente. «Le contrôle effectué par la justice, communément appelé 'traque des biens mal acquis', est une exigence du peuple sénégalais qui, de plus en plus, veut que les dirigeants rendent compte de leur gestion», explique-t-elle à IPS. «En matière de gouvernance, les Sénégalais réclament maintenant l’orthodoxie aux dirigeants», souligne Diallo, qui est également membre d’un parti de la coalition au pouvoir. Le montant avancé par la CREI, comme étant l’équivalent de la fortune de Karim Wade, représente plus du quart du budget de l’Etat du Sénégal en 2013, ce qui a ébahi plus d’un Sénégalais. Momar Dieng, éditorialiste du quotidien d’investigation privé 'EnQuête', pense que les nouvelles autorités ne badinent pas avec les malversations financières. «Effectivement aujourd'hui, on ne peut nier l'existence d'une volonté affirmée [des autorités] de mettre fin à l'impunité au Sénégal, en dépit de plusieurs manquements», dit-il à IPS. Mais, «le temps de juger l'action globale des nouvelles autorités ne peut se faire que dans la durée, selon le nombre de personnes qui seraient arrêtées et traduites devant les tribunaux, leur appartenance politique et la transparence des procédures judiciaires», indique Dieng. Aux côtés des autorités judiciaires, «ce sont les citoyens sénégalais qui exigent aujourd’hui du gouvernement que les biens spoliés soient retrouvés et rendus, et que les coupables soient condamnés», déclare, pour sa part, Cheikh Tidiane Dièye, directeur exécutif du Centre africain pour le commerce international et le développement de l’ONG Enda Tiers-monde basée à Dakar. Cinq autres anciens ministres du président Wade – Madické Niang, Abdoulaye Baldé, Ousmane Ngom, Oumar Sarr et Samuel Sarr – sont présumés s’être enrichis avec les deniers publics, selon le procureur Ndao. La gendarmerie enquête sur leur patrimoine depuis plusieurs mois, et ils sont frappés d’une interdiction de sortie du pays. Ces dossiers d’enrichissement illicite présumé, ajoutés à d’autres scandales financiers non encore élucidés, font dire à Dieng que «la crise de la gouvernance est réelle dans notre pays, hier comme aujourd'hui». «Sous [Abdoulaye] Wade, cette crise a atteint des sommets difficilement égalables, mais elle reste un principe d'actualité, dont la neutralisation est indispensable à l'émergence d'une démocratie accomplie», affirme-t-il. Dièye soutient également que «l'affaire Karim Wade révèle un problème de gouvernance», au Sénégal. «En mettant sa famille au cœur de la gestion de l'Etat, le président Wade avait profondément 'patrimonialisé' et personnalisé le pouvoir», souligne-t-il. Il y a eu un «problème de gouvernance» sous Wade parce que «la justice, comme l'Assemblée nationale, s’est effacée devant l’exécutif, qui a eu les coudées franches pour dérouler sa stratégie, laquelle comprenait l'accaparement des ressources publiques», indique Dièye. «Il faudra se poser la question de savoir combien d’argent est sorti du pays par les détournements, depuis notre indépendance (en 1960)», affirme un universitaire sénégalais, sous couvert de l’anonymat. «Les Africains doivent se reprendre et éviter les indignations après coup», ajoute-t-il.