SENEGAL: La polygamie étrangle les femmes

DAKAR, 13 sep (IPS) – Fatou 40 ans, Awa 32 ans, et Aissatou Gaye 24 ans, sont assises dans une humeur méditative sur le sol carrelé à l’extérieur de leur domicile conjugal à Keur Massar, une banlieue de Dakar, la capitale sénégalaise.

“Voici mes trois épouses et bientôt je prendrai une quatrième pour me conformer à la loi islamique”, se vante Ousmane Gaye, 50 ans, un homme d'affaires qui a des intérêts commerciaux dans cette nation d’Afrique de l’ouest ainsi qu’au Mali et en Gambie, deux pays voisins.

“Comme vous pouvez le voir, elles s'aiment et vivent dans l'harmonie et la paix comme trois sœurs”, déclare-t-il. Mais la paix et l'harmonie ont un sens étrange dans le vocabulaire d’Ousmane Gaye.

“La nuit dernière, Fatou et Awa ont battu Aissatou à plusieurs reprises et lui ont lancé une litanie d'insultes”, indique à IPS une source de la famille sous couvert d'anonymat.

“Elles l'accusent d'avoir ensorcelé leur mari pour l’amener à beaucoup l'aimer. En effet, pendant que vous entriez, il était occupé à les réprimander. Honnêtement parlant, depuis que Ousmane a fait venir Aissatou il y a trois ans, son domicile ne connaît pas la paix et l'harmonie”.

Il est interdit aux femmes de parler aux étrangers, y compris les voisins, les activistes des droits des femmes ou aux conseillers matrimoniaux, de leurs problèmes conjugaux. Elles n'ont pas non plus le droit de se plaindre, si cela n’est pas nécessaire, d’autant qu'elles ont tout, y compris la nourriture, les vêtements et les rapports sexuels.

“C'est le mode de vie au Sénégal”, indique Adama Kouyaté, un propriétaire de cybercafé dans la banlieue de classe moyenne de Golf Sud. Il y a deux ans, Kouyaté “a hérité” de la femme et des six enfants de son feu frère. Il venait juste d’avoir un bébé avec la femme de son frère défunt, portant le nombre d'enfants à sa charge à 14.

“Cela n'a rien à voir avec l'islam, mais c'est notre culture. Et aucune femme n'a le droit de s'opposer à cette pratique parce qu'elle sera sévèrement maudite pour le reste de sa vie”, déclare-t-il en wolof, la langue largement parlée à Dakar.

Aminata* une femme à Dakar qui conseille secrètement les épouses dans des mariages polygames, affirme: “La polygamie est une forme d'esclavage moderne; croyez-moi, ce n'est pas facile comme il paraît. Les femmes impliquées dans cette forme de mariage n'ont pas de voix et de canaux pour se plaindre”.

Rokhaya*, 23 ans, une diplômée d'université qui au début de cette année a été forcée d'épouser un riche homme de 48 ans, en convient: “La polygamie, c’est l’enfer et un paquet de mensonges”.

“Regardez-moi, je suis jeune et censée être en train de faire des choses que la plupart des filles de mon âge font. J'avais des rêves et des aspirations de posséder une petite entreprise et de voyager sur le continent. Je suis piégée et j’estime que je deviens folle parce que cet homme illettré riche ne me laissera pas réaliser mes rêves”, indique-t-elle en sanglotant.

Daya* affirme qu'elle veut poursuivre ses études mais craint que son mari n’autorise cela. Elle a cessé d'aller à l'école en classe de sixième, à l'âge de 15 ans, quand elle a été donnée en mariage à son cousin, un religieux musulman. Aujourd’hui, elle est âgée de 30 ans et a sept enfants.

Aminata, une femme divorcée qui a été impliquée dans un mariage polygame de 18 ans, estime que la polygamie viole le principe d'égalité, favorise la disparité entre les sexes et compromet l’évolution des femmes dans la société. “Et elle devient pire au Sénégal”, dit-elle.

“Dans pratiquement tous les secteurs de la vie ici au Sénégal, dans les questions de droits de succession, l'implication dans les affaires et l'accès à la terre et à l'éducation, les femmes sont encore à la traîne, malgré notre constitution qui stipule l'égalité entre l’homme et la femme”.

Selon l’Indice mondial de l’écart entre les sexes produit par le Forum économique mondial depuis 2006, le Sénégal se classe 102ème sur 134 pays. Cet indice mesure la position des femmes par rapport aux hommes dans les domaines de la participation et les opportunités économiques, le niveau d'instruction, l'émancipation politique, la santé et la survie.

Un rapport d'Evaluation sur le genre au Sénégal, en 2010, de l’Agence américaine de développement international (USAID), publié en avril 2012, souligne également des disparités continues entre les sexes dans plusieurs régions de ce pays.

“Il est largement noté que l'application des différentes lois nationales et internationales en matière d'égalité de genre et des droits des femmes, est faible et que le gouvernement manque d’un plan adéquat pour mettre en vigueur ses politiques”, indique le rapport de l'USAID.

Selon ce rapport, 39 pour cent des filles au Sénégal âgées de 20 à 24 ans ont été mariées avant l'âge de 18 ans, alors que le pays est 27ème sur 68 pays étudiés en termes de jeunes filles qui se marient avant l'âge de 18 ans.

La plupart des jeunes hommes interrogés à la place de l’Indépendance, dans le centre-ville de Dakar, déclarent qu’ils opteraient pour la polygamie quand ils seraient prêts pour le mariage.

Lamine Camara, 22 ans, un étudiant à l'Université Cheik Anta Diop de Dakar, affirme qu'il préfèrerait être un polygame et “officialiser toutes mes relations au lieu de prendre une série de petites amies et de risquer des maladies telles que le SIDA”.

Issa Diop, un polygame de 28 ans et conducteur de camion, dit que des jeunes comme lui deviennent polygames par préférence.

“C’est comme une mode, vous suivez la tendance. En outre, les femmes sont plus nombreuses que les hommes au Sénégal. La polygamie aide beaucoup. Presque tous les hommes dans ma région, jeunes ou pauvres, sont maintenant polygames. Alors quel est le problème?”.

Un peu plus de la moitié des 12,9 millions d’habitants du Sénégal sont des femmes. Dans la tranche d'âge des 15 à 64 ans, il y a 3,6 millions de femmes contre 3,2 millions d'hommes, d'après le profil démographique du pays pour 2012.

*Les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des personnes.